PARADOXES DE LA PATERNITE
inconscient, sexualite et psychose

SARFATI Charles


Toute une tradition présente la paternité comme identifiée avec la notion de protection - protection des fils par les pères-. Pourtant -et là nous touchons au premier paradoxe- des témoignages divers (littéraires, religieux, historiques, ethnologiques, mythologiques etc…) attestent de l'existence d'un crime dont l'univers lui-même frissonnerait d'horreur, à savoir le filicide, l'assassinat du fils par le père.
Il existe, aussi, et tout clinicien a pu en faire l'expérience, des hommes que l'annonce de leur paternité bouleverse profondément. Les réactions les plus spectaculaires sont la fuite, l'automutilation ou le suicide. Il y en a beaucoup d'autres : depuis les plus mineurs comme l'orgelet ou les troubles digestifs jusqu'au déclenchement d'une psychose.
Que ce soit pendant la grossesse de leur femme ou au moment de l'accouchement, des hommes produisent différents symptômes : hystériques (avec des troubles de la sphère digestive, oculaire, dentaire, faciale, rénale, pulmonaire, plantaire etc…), phobiques, dépressifs ; des passages à l'acte (fugue, suicide), des troubles sexuels (impuissance), des négation de paternité, des bouffées délirantes, des délires interprétatifs, hallucinatoires, des délires hypocondriaques, des troubles psychosomatiques…La liste pourrait encore s'allonger. Ainsi l'avènement d'une génération nouvelle n'est pas forcément vécue comme un heureux événement.
Il ne s'agit pas ,ici, de l'impact du père sur l'enfant ou des carences paternelles, domaine inlassablement travaillé ; il s'agit plutôt de l'impact de l'enfant sur le père.
Dans quelle impasse ces hommes, futurs ou nouveaux pères, se trouvent-ils précipités pour produire ces symptômes ? Contre quelles représentations luttent-ils ?

Notre étonnement redouble quand on apprend que le vécu de la paternité reste un domaine négligé alors que celui de la maternité suscite de nombreuses études. Cette discrétion est-elle à la mesure de la culpabilité ? Pourquoi cette persévérance dans le déni ?
L'investigation analytique des rites de couvade contribue à jeter un rayon de lumière sur les mécanismes et le savoir inconscient régissant ces pathologies de la paternité.
La référence incontournable au travail de T. Reik (1) pourtant cité dans toutes les bibliographies traitant de ce sujet et la censure dont il est régulièrement l'objet restera au cœur de notre réflexion.
Nous rejoignons les conclusions de cet auteur pour qui le futur père est confronté à deux désirs inacceptables, l'un parricide, l'autre filicide ; deux souhaits meurtriers haineux dont il craint les représailles et qui susciteront remord et culpabilité.


La couvade est une coutume observée chez de nombreux peuples et qui veut d'une part que le père d'un nouveau-né imite l'enfantement et garde le lit pour un temps plus ou moins long, pendant que sa femme, qui vient de mettre au monde l'enfant, vaque à immédiatement à ses occupations ; d'autre part, il doit observer un régime diététique et une série d'interdictions et de commandements qu'il est impensable de transgresser. En outre, il se soumet de bonne grâce à un cruel rituel (qui fait penser à un bizutage). Cette seconde sorte de couvade est la moins retenue et la plus censurée par les différents auteurs.
La première couvade (l'enfantement par les hommes) spectaculaire, a donné son nom à une entité psychiatrique : le syndrome de couvade lequel désigne les pathologies de la paternité.
Du point de vue du contenu manifeste, il y a un but : la compassion vise l'atténuation des douleurs de la femme qui accouche par un procédé magique relevant de la toute-puissance de la pensée.
Mais plus profondément, toute l'attitude de l'homme face à la femme qui accouche est infiltrée de haine meurtrière ; ce qui rejoint la découverte freudienne concernant l'ambivalence. (2)
La seconde sorte de couvade, dite diététique, des commandements et de la cruauté, concerne les rapports père-fils. Ici le discours manifeste est analogue au discours obsessionnel : de la même manière lorsque l'homme aux rats (3) disait : "Si j'épouse Melle X…il arrivera malheur à mon père (dans l'au-delà)", dans cette sorte de couvade l'interdit s'énonce ainsi : "Si je fais un mouvement violent (comme tuer tel animal, couper du bois, avoir des outils tranchants chez soi etc…) cela nuira à l'enfant (pas encore né).
De même que l'homme aux rats éprouvait une haine inconsciente meurtrière à l'égard de son père, l'analyse des rites de couvade révèlera que le père éprouve aussi une haine inconsciente et contre son père et contre son fils. Pour ce nouveau père ce fils -dans son fantasme inconscient- aura des tendances meurtrières à son égard, comme lui en a eu enfant, au temps de l'œdipe contre son père. En outre, ce nouveau père craindra de la part de son fils et de la part de son père des représailles. Dans certains cas, il est en position de persécuté par rapport à son fils.
Ecoutons ce mythe indou : "L'existence de ce fils est une menace pour la tienne (…). On en vient à ce douloureux dilemme : qui vivra, lui ou toi ? Le sentiment paternel te fait mourir afin qu'il vive, l'égoïsme te dit :vis et laisse-le mourir, tu es à la fleur de l'âge, tu fais l'agrément du milieu dans lequel tu vis, tu es utile. Lui n'est qu'un enfant et personne ne regrettera sa disparition".
Le père n'a pas beaucoup d'issues. Et pourtant le rituel de couvade lui en procurera une : par un rituel cruel, voir quelquefois sanglant, auquel le père se soumettra de bonne grâce, les pairs, comme s'ils avaient "entendu" le désir haineux du nouveau père, le "punissent" lui permettant ainsi de réparer le crime (désir parricide et filicide inconscient) par une peine. Bref il s'agit d'expier. Après ce "rituel de paternité" (Reik), le nouveau père est intégré à la communauté des hommes et peut assumer sa fonction paternelle sans culpabilité vis-à-vis de son fils et de son père . Il a payé.

Il n'en va pas de même dans les cultures modernes occidentales où le père n'est pas entendu par le groupe ; ou plutôt c'est comme s'il avait été "entendu" et "volontairement" (par haine) abandonné, livré à la déréliction.. Les hommes atteint de pathologie de la paternité sont livrés à une grande solitude et de la part du groupe et de la part des soignants pour lesquels ce syndrome correspond à une perte de l'identité masculine (4).


LA CENSURE AU NIVEAU DES PUBLICATIONS :

L'étude du vécu normal ou pathologique de la paternité est peu travaillé, voir abandonné aux humoristes et caricaturistes.
Que penser des réactions que ce thème suscite ? Scepticisme, dérision, négligence des études, résistance aux textes avec désinformation, censures. Le refoulement porte sur le retour du refoulé où un certain désir est en jeu : lequel ?

En 1974, Safouan faisait le constat d'une carence au niveau des publications concernant le sujet : "A considérer la somme de ce qui se théorise à propos "du père ", force est de constater que l'intérêt des psychanalystes pour ce moment d'existence de l'homme où sa structure est mise à la question par l'occasion d'un événement (…). Cet intérêt est tout relatif et accordé la modestie de la clinique de la psychopathologie de la paternité" (M. Safouan. "Etudes sur l'Œdipe", 1974).

Notre méthode de travail consiste à repérer ce qui a été dit et ce qui a été censuré sur la couvade et les pathologies de la paternité. Ensuite de quoi le regroupement des champs censurés ouvre la possibilité d'une interrogation sur les motivations à l'origine des censures.
Nous nous sommes demandé si le point d'origine de la censure n'est pas le même, qu'il s'agisse des publications, des réflexions sur les conduites des cures ou d'une politique de santé mentale. Il nous paraît important de réfléchir aussi sur les conduites à tenir et ce qu'il ne faut pas dire aux pères en proie à ces difficultés : si les hommes concernés ne font pas et ne supportent pas qu'un lien -ce qui serait effectivement une interprétation sauvage d'une grande violence- soit établi entre leur symptôme et la naissance d'un enfant, en revanche, les personnes les mieux placées pour en parler et qui le font sont les épouses ou conjoint : ce sont elles qui savent le mieux en parler.


(1) Théodore Reik : " La Couvade et la psychogénèse des craintes de représailles " in Le Rituel -psychanalyse des rites religieux- ; Paris, chap. I, Denoël. Avec une préface de S. Freud et un avant-propos de J. Hassoun.

(2) S. Freud : "Totem et Tabou". Payot, Paris, 1976, chap. 2. Le totem et l'ambivalence des sentiments.

(3) cf. S. Freud : "Cinq psychanalyses". PUF, 1970. (L'homme aux rats).

(4) André Haynal : "Le syndrome de couvade" in Le Père. Le bloc-note de la psychanalyse, N°13. Ed. Georg., 1995.