Y a-t-il une univocité de l’inconscient ?

LEW René


Cette question se pose au-delà de la multiplicité des voix, sinon des personnes, par lesquelles moins tant " s’exprime " que : opère, voire se constitue l’inconscient. Proprement elle implique que l’inconscient, qu’on théorise trop facilement dans sa constance, n’a pas une détermination, ou plutôt des déterminations qui en assurent la singularité ni même une singularité qui transiterait d’un sujet à l’autre ou qui se retrouverait tout simplement à l’identique, à peu de chose près, chez tout un chacun. Surtout que les concepts de constance et d’univocité n’ont pas de réciprocité entre eux. En effet, ce n’est pas sa dispersion selon les corps qui donne prise à la question de la multiplicité de " l’inconscient ", mais le mode d’organisation symbolique (sa fonction comme son fonctionnement) qui est le sien. Car ce sont les liens de parole et, plus avant, de discours — liens d’autant plus divers que les discours diffèrent en leurs fondements et leurs raisons — qui spécifient ce qu’il en est de l’inconscient : non pas retenu dans le corps, comme la cervelle dans sa boîte, mais lui échappant en s’échappant dans l’échange qui en détermine la valeur tout autant qu’il détermine cet inconscient comme tel : il y a donc autant d’inconscients que de modes d’échange (cf. infra) ; chaque inconscient, supposé singulier en tant qu’attaché à la particularité d’un corps, n’est ainsi que le prolongement et, vis-à-vis du corps, l’extériorisation apparente — d’où l’on déduit un intérieur — de ce mode d’échange attenant à la parole. Celle-ci se formalise par la topologie que cette transaction redispose constamment à neuf, parce que toujours et uniquement dans l’actualité : ici et maintenant, et selon une intensité d’acte qui nécessite un sujet actif, c’est-à-dire se définissant comme support nécessaire de l’acte. C’est affaire de déixis. Mais ce sujet influe, précisément par la parole, sur l’acte qu’elle constitue, comme s’il en était la source (d’où l’illusion du moi) et surtout dans le réel attenant à cet acte de parole : à tel choix orientant l’échange répond en s’actualisant telle conséquence dont il supporte les implications. Rappelons ici cette approche de l’acte qu’effectue Lacan, en ce que, dans l’acte, le sujet s’identifie au(x) signifiants(s) qui le constitue(nt) en tant qu’il est, au singulier, son faire-valoir et, au pluriel, leur rapport. Autrement dit, l’inconscient est relation pour autant que le sujet est rapport (Verbindung, Verknüpfung) : il faudrait sûrement distinguer ces modes de lien selon que l’inconscient est relation langagière, sous différents modes, et que le sujet est métaphore du rapport signifiant : le premier est jonction, raccord, avec le caractère d’obligation, déontique, qui s’y rattache ; le second est association, nouage et enchaînement concomitants). On ne saurait donc en appeler à un génétisme du signifiant ou de l’inconscient.

Pourtant, comme dans le langage en général et particulièrement dans toute langue, chacun baigne dans de l’inconscient, sans quoi il n’est pas. Ce bain inconscient n’est cependant en rien préalable, car sinon on lui supposerait un réel extérieur et antérieur au langage. Mais doit-on parler de l’inconscient de cette façon partitive (Freud évoque ainsi par fractions le refoulement : ein Stück Verdrängung, et la réalité : ein Stück Realität, voire ein Stück der Realität qui le pluralise sous couvert d’en étendre, peut-être uniformément, la matière ? Ce terme d’ " uniforme " vaut ici au sens d’ " homogène ", et l’idée qui lui est conjointe d’un inconscient prêt à porter suppose un caractère d’identité et de régularité entre des parties, sinon une identité entre les inconscients et un habillage commun, une uniformisation (Freud, d’une topique à l’autre, n’hésite pas à parler des parties de l’inconscient et de leur travestissement ou de leur recouvrement, par exemple Deckerinnerungen) . Mais les tentatives de contraindre à de l’inconscient préfabriqué et uniformisé ne sont que tentatives de décervelage, dont tout le monde se récrie, bien entendu.

Cependant on soutient fréquemment qu’il existe des structures subjectives types, sous-entendant ainsi des types d’inconscient, soit des modes d’être ou de faire-valoir types de (ou : propres à) l’inconscient. C’est dire que, dans cette conception, la variabilité de l’inconscient se ramasse selon la disposition de points d’accumulation autour desquels se regroupe la signifiance type d’un sujet, laquelle peut se retrouver à l’identique chez différentes personnes. Ces variations conduisent ainsi à des pratiques qui, d’une part, tiennent compte de la typologie inconsciente ; d’autre part, s’assurent depuis l’abord qu’a le psychanalyste de l’inconscient, selon ce qu’il est lui-même comme sujet. Mais quand Lacan aborde cette question du sujet de l’inconscient, c’est en terme de sujet de la science qu’il la développe. Et il ne peut être question de prendre la science comme univoque et non plus son dit sujet : deux obsessionnels, par exemple, ne sont pas superposables, même pointés comme tels.

Aussi l’inconscient est-il considéré et manié différemment selon la conception qu’en a le psychanalyste. Mais domine l’idée que l’inconscient, dans sa variabilité, se maintient tel qu’en lui-même sur des périodes assez longues : matière à transformation, mais matériel assez constant dans sa texture et, au sens propre, pérenne. Les différences, et les différends, entre analystes tiennent pour beaucoup à des positions qui prennent, malgré leurs divergences, l’inconscient comme à tout coup organisé sur une base commune parce que constante, laquelle s’imposerait, évidemment. Cette uniformisation tend, bien entendu, à des conceptions totalitaires, qu’on implique même dans l’image qu’on donne de l’objet de l’analyse qu’est l’inconscient, en lui accordant les caractères universaux du langage totalitaire : trucages, mensonges, impériosité,…, selon les lignes de " force " qu’on lui reconnaît : tyrannie ou asservissement… La question titre revient donc à celle-ci : l’inconscient se fonde-t-il sur des éléments identiques pour tous ? " Identiques ", déjà au sens de ne pas se différencier, d’être les mêmes en tant qu’unique ou, à défaut, d’être identifiables, comparables, multiples mais semblables. Et dire " le même ", en deçà de tout descriptif, revient à renchérir sur ce qui constitue l’inconscient (en tant que " lui-même ") dans l’homogénéité de cette constitution

(plus que celle de ses constituants) et en dehors de la conscience qu’on en a. C’est pourquoi l’inconscient entre, quoi qu’on en veuille, dans des rapports réels. Lacan en évoquera la matière, dans sa ternarité minimale, comme " l’âme-à-tiers ".

Au total, la question peut se formuler plus directement : est-ce qu’on a un inconscient ? En soulignant ou non le un. Aussi bien : l’inconscient est-il identique à lui-même ? En l’évoquant, parle-t-on de l’inconscient comme tel, ou de ce qui le produit, sinon de ce qu’il induit ? D’ailleurs lui-même est-il engendré ?

C’est assurément une affaire de point de vue, variable selon ses dimensions fractales : à un certain niveau, les inconscients sont les mêmes ; à un autre, ils sont différents ; encore à un autre, un inconscient ne saurait être pris pour identique à lui-même.

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Pour avancer sur ce réel, reprenons une des faces de la question : l’inconscient est-il homogène ? On pourrait se précipiter à répondre " non " (par exemple en s’appuyant sur les différences entre ça, moi, surmoi), mais ce n’est qu’à un certain " niveau " de l’analyse qu’il peut être dit inhomogène ; plus au fond il est " structuré comme un langage " , voire plus avant que comme: proprement constitué de signifiants. La structure du signifiant étant la même en tout cas, elle constitue l’homogénéité de l’inconscient. La variabilité de l’inconscient ne tient alors qu’à la variation des signifiants dans leurs rapports. Or rien de plus simple (et d’autant plus difficile à appréhender) que cette structure du signifiant S1® S2: le signifiant binaire, Vorstellungsrepräsentanz, constitutif du refoulement proprement dit, se fonde de la représentance unaire, constitutive du refoulement primordial. La flèche " résume ", abrège une relation de supposition où le conséquent S2 appelle à se soutenir d’un antécédent S1 qu’il suppose par là-même afin de s’en donner existence. Or Freud, plus ou moins après Jung, appelle " complexes " des nœuds signifiants et l’inconscient s’en détermine lui-même d’autant complexifié : chaque complexe est pointé d’un signifiant limite S1 appelant accumulation de S2 dans son voisinage (ainsi le signifiant paternel pour le complexe de castration). Et le sujet est refendu par la distance d’un complexe à l’autre (ainsi, selon le clivage freudien, la déhiscence qui existe entre se rendre aux exigences pulsionnelles et se rendre au danger de la menace de castration).

De toute façon la difficulté de décrire l’unité éventuelle de l’inconscient tient pour beaucoup à l’absence d’unité signifiante, le sujet disparaissant derrière son aliénation, soit la prise entre S1 et (S1® S2), laquelle constitue la paire ordonnée qui fonde l’inconscient : aussitôt que suscité comme le signifié du S1 (pure relation signifiante), le sujet s’évanouit (l’aphanisis est ainsi de constitution) dans la production des S2, " entre " lesquels il tend à opérer comme hypokaïmenon (S2® S’2). Le passage " latéral " d’un signifiant binaire à l’autre implique cette équivocité qui les spécifie, et l’inconscient rompt ainsi avec son univocité supposée de départ. Cette dialectique dépend du temps logique, selon Lacan, par quoi aucun sujet n’advient de façon autonome, mais systématiquement par les autres, dans la transaction signifiante. Il n’est pourtant pas d’inconscient collectif, au sens d’un inconscient commun pour tous. Aucun sujet ni inconscient n’existe sinon par les autres. Et aucun ne tient qu’à la condition de souligner l’hétéronomie qui l’ancre logiquement dans la contingence du féminin, laquelle est barrière de contact avec et vis-à-vis de la totalisation propre au masculin.

Ainsi l’inconscient n’est rien sinon formellement : il est fonctionnel et non pas organique, affaire de relations et non pas de tenue : nœud paraissant chaîne plus que chaîne et enlacement. Et cela même si on comprend la tenue comme elle-même variable (variable dans le type d’enchaînement).

Aussi y a-t-il une véritable difficulté à définir l’inconscient autrement qu’en le mettant en œuvre, dans le transfert et la cure psychanalytique ; en effet aucune définition extrinsèque ne tient pour l’inconscient qui ne saurait être confondu avec un appareil psychologique. D’autant que les termes mêmes par lesquels on cherche à le saisir n’ont pas de caractère exactement fixé. Ainsi des idées d’univocité, d’identité, de mêmeté — dont les définitions ne sont pas immédiatement et sans confusion accessibles à un esprit formé à la géométrie des solides. Mais l’on ne saurait encore pour l’heure se passer d’elles, quand bien même ce ne serait que pour les faire jouer par leur négation : pas d’identité de l’inconscient à soi-même, pas de persistance d’une mêmeté de l’inconscient dans le temps, pas d’extension homogène de ce qui compose l’inconscient à d’autres " parties " de l’inconscient. Freud en vient même à soutenir tout de go, et quasiment en contradiction avec les faits, que l’inconscient ne connaît ni le temps ni la négation. Car c’est affaire de topologie des temps comme des négations : l’inconscient ne se détermine que d’une topologie asphérique, dont on ne saurait parler au singulier. Et ainsi de toute poétique. Le champ propre de l’inconscient ne saurait donc avoir plus d’homogénéité que le champ des signifiants qui n’existent qu’en acte, dans l’opération signifiante même, sans identité d’un signifiant à soi-même qui permettrait de le définir objectivement. L’objectalité de l’inconscient reste même de l’ordre de cette saisie particulière qui nécessite la transformation de la fonction en objet. Aussi l’inconscient se renouvelle-t-il dans tout échange effectif (c’est même dans l’effectivité que se situe la véritable question), selon son actualité, non sans viscosité dans le changement, d’où il tire ce caractère de pérennité qu’on lui accorde.

Sa singularité ne tient qu’au y a de l’un, comme le dit Lacan, soit à l’unarité signifiante propre à la représentance freudienne — et à rien d’autre, car à partir de là tout change. Pas d’autres réels (au pluriel) au fond de l’inconscient que les effets de cette dialectique entre persistance (du vide S1) et changement (variabilité des S2).

Le tressage des liens, propre à la parole dans le langage, se complexifie depuis le 1=2 de l’interlocution (une seule parole, selon Benveniste, pour deux interlocuteurs), via le 2=3 du mot d’esprit (qui passe entre deux pour rendre compte de la nécessité du troisième), vers le

3=4 des discours (trois discours liés par l’analytique comme quart terme, et trinité des instances du réel, du symbolique et de l’imaginaire) et au-delà, à partir de l’ouverture du symptôme.

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Ainsi l’inconscient dont on parle de manière univoque, comme s’il était toujours singulier et disait toujours la même chose, prend-il une tournure (Umsetzung) variable selon les conceptions qu’on en a, donc les présentations (Darstellung) qu’on en donne. Parole, " mot ", ou discours, il est affaire d’interprétation, de mi-dire, de traduction : d’un discours dans un autre (passage où Lacan situe en particulier l’amour), et de la fonction de la jouissance à l’objet du désir (effet de Vertretung).

Dans ce passage, dans cet échange, comment définir la donnée de base, l’opération elle-même, les résultats ? Est-ce qu’échanger ne se définit que par une cession (de quoi ?) moyennant contrepartie ? Ou bien céder sur sa jouissance impliquerait (par Vertretung, précisément) la suscitation d’un objet du désir (valant toujours comme Gegenstand ; retour sur Meinong). Ici, comme Lacan le répète à plusieurs reprises, pas de rapport, puisque la traduction joue d’une équivalence. Pas de rapport, puisque la vérité a structure de fiction. Mais les figurations culturelles qui visent suppléer à cette absence de rapport ont tendance à persister, au-delà de leur émergence.

Mieux vaut jouer d’une critique de l’équivoque signifiante que de l’inconscient type

(y compris si c’est pris au pluriel). Aussi, selon la variation des rapports, n’est-ce pas toujours au même sujet qu’on a affaire — ce que souligne le pas-de-rapport, par hétérologie.

Mais, sauf l’analytique qui ouvre à la signifiance pour la produire, le discours est réducteur : il réduit l’inconscient à quelque chose qui en devient maîtrisable, soit : à une théorie " applicable ". Cette réduction intervient selon une fermeture psychologisante à distance de travailler la complexité grâce à un discours qui ne céderait pas sur elle (c’est là une définition de l’ouverture de l’inconscient). Malheureusement l’ouverture du discours analytique (ou celle de certains analystes) appelle par nécessité de structure (ne serait-ce que la ronde des discours) à une réponse de fermeture par les autres discours (ou par d’autres analystes qui s’y situent). Ce n’est pourtant pas parce que le discours généraliste et réducteur est nécessaire qu’il s’agit de s’y maintenir : il ne vaut qu’afin de servir d’appel pour rebasculer dans l’ouverture de l’inconscient.

Selon les différences de conceptions (Auffassung) et de discours, les réels mis en œuvre sont différents. C’est souligner que l’inconscient n’est pas, mais qu’il dit, toujours la même chose ou justement pas, selon l’évolutivité pulsionnelle. Encore faut-il ne pas limiter la cure à la remémoration et à la catharsis, mais la pousser jusqu’à la production du neuf, qui n’est pas nécessairement affaire de signifiant nouveau, car la répétition ne vaut pas en elle-même, mais comme un mode de la structure.

Aussi est-ce affaire d’écriture, en ce que sa lecture implique une suscitation signifiante qui en détermine la poésie en jouant de la souplesse du cadre topologique. La construction est donc fonction du désir : elle peut toujours être poussée plus loin ; ce n’est cependant pas le fourre-tout d’un cadre précontraint. L’inconscient n’est pas une boîte rhétorique (un topos), même s’il est une veine argumentaire, dans l’attente d’un développement subjectif qui vise à convaincre.