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La psychanalyse est de trop
KOHN Max
La psychanalyse repose sur la transmission fragile de la narration de
ce qui se passse dans la cure. Nous ne pouvons pas éviter de parler
de ce que nous faisons, quels que soient les dipositifs que nous inventons
pour le faire, quel que soit le désir que nous avons de croire
que notre institution est la bonne, the best place. Partir de l'identité
narrative de la psychanalyse, c'est introduire un élément
tiers entre la praxis et la théorie, une sorte de medium, qui engage
par ailleurs une définition de l'humain. La fragilité de
l' être humain comme mortel et parlant ne peut pas être éliminée
par la science, et le monde commun ne va pas de soi car la déchirure
peut exister entre l'homme et son monde, comme dans la psychose.
Dans la narration, les Grecs dégagent bien le logos comme formalisation
rationnelle, du muthos, mais la psychanalyse comporte une dimension de
démesure, de transgression que l'on peut interpréter comme
ubris. Ce n'est pas seulement l'inconscient qui est en excès entre
mythe et logique, c'est aussi la psychanalyse elle même.
La psychanalyse est de trop. Elle est de trop par rapport à la
science, et elle est de trop par rapport au mythe. Elle est en excès
comme l'inconscient, entre mythe et logique, aux prises avec la poésie.
Quand elle cherche à être une science, elle échoue
parce qu'elle bute sur une singularité idiomatique, celle de l'acte
analytique qui fait ou non événement, entre un patient et
un analyste. Un événement, c'est quelque chose qui arrive
qui n'est pas rien. Ce qui se passe dans la cure est de cet ordre. Quelque
chose se passe, qui n'est pas rien, mais presque rien. Le patient se donne
les moyens de sortir de sa psychopathologie, et tout le problème
c'est de faire juste ce qu'il faut pour l'analyste, ni plus ni moins.
La psychanalyse quand elle ne prétend pas être une science,
est vouée au mythe et à la poésie. Que le patient
puisse faire de la poésie dans sa cure, est une possibilité
fondamentale de par le silence de l'analyste qui lui est offert, mais
cela ne veut pas forcément dire qu'il reprenne tels quels les mythes
de la psychanalyse, la place du mythe dans celle-ci, celui de la horde
primitive, la théorie des pulsions, le complexe d'Oedipe.
La psychanalyse est toujours déjà en écart par rapport
à elle-même, du fait qu'avec le préanalytique, elle
porte son origine en son centre. Le préanalytique, composé
de textes en réalité analytiques (Kohn, 1982), ne se réduit
pas à une antériorité chronologique historiquement
dépassée. La psychanalyse est produite de manière
inédite, dans l'approche de la différence psychopathologique.
C'est l'écart préanalytique, par lequel la psychanalyse
n'est pas identique à elle-même, qui permet le repérage
de la différence psychopathologique. Une psychopathologie n'est
pas une différence par rapport à une norme mais un écart
par rapport à elle-même, qui fait événement.
Le yiddish est le nom de l'écart de Freud à la langue allemande,
car il ne s'écrit pas (en hébreu) comme il se parle (en
allemand). Et c'est cet écart qui traverse toute l'histoire de
la psychanalyse de Freud à Lacan et au-delà, ouvrant un
espace pour l'inconscient, dans le jeu avec les langues. Le jeu avec la
langue recouvre l'écart interne à la langue. Le jeu du yiddish
avec les langues est une écoute de ce qui se passe entre les langues,
malgré la surdité de chacune sur son propre compte, malgré
la fermeture de chaque langue sur elle-même, cherchant à
se conserver, à se préserver, à se garder comme les
objets sacrés dont parle Maurice Godelier(Godelier, 1996).
Une langue se garde en réserve par rapport à l'abîme.
On ne peut pourtant pas sortir du fleuve du langage qui est un flux sans
rivages pour Desanti (Desanti, 1999), échapper à sa langue,
y couper. D'ailleurs pour Winnicott (Winnicott, 1971), il faut distinguer
le jeu avec des règles (game) et le jeu sans règle (play)
ouvert sur un abîme. La psychanalyse est entre les langues, ouverte
sur un abîme, en écart interne à elle-même.
Dans une pièce de l'auteur yiddish Sh. Anski (Anski, 1922), Le
dibbouk, un émissaire dit à un moment donné au début
de la pièce qu'il ne faut pas faire de promesse sur ce qui n'est
pas encore né.
En yiddish, ce n'est pas le terme de promesse qui apparaît, c'est
celui de donner un mot, de donner sa parole (geben a wort), au sens de
tenir sa parole, promettre.
Cette pièce porte sur une histoire de possession parce que deux
amis, Nissen et Sender, deux jeunes Hassidim du Tsaddik de Miropol se
sont promis de marier leurs enfants que leurs femmes attendent avant même
qu'ils ne soient nés, s'il s'agit d'un garçon ou d'une fille.
Le messager de Dieu les avertit pourtant que l'on ne peut pas s'engager
sur ce qui n'est pas encore de ce monde. Nissen meurt pendant que sa femme
accouche d'un garçon. Sender rentre chez lui en apprenant que sa
femme est morte en donnant naissance à une fille. Sender s'enrichit
et devient avide d'argent, et sa soeur Frade élève sa fille
Léa. Le messager met sans cesse sur son chemin, Hanan, le fils
de son ami défunt, mais Sender ne veut rien reconnaître car
il a oublié son serment. Les deux jeunes gens prédestinés
sont irrestiblement attirés l'un vers l'autre. Hanan, quand il
apprend que Léa est promise à un autre, invoque Satan avec
la Kabbale, et meurt sacrilège. Le jour de ses fiançailles,
Léa va au cimetière pour inviter sa mère, comme c'est
la coutume, et elle en profite pour inviter Hanan. Pendant une cérémonie
où Léa danse avec les mendiants et les pauvres, Hanan prend
possession de son corps et parle par sa bouche. Un dibbouk a pris possession
de Léa, et il va s'agir de l'exorciser.
La pièce d'Anski montre un rituel de dépossession, mais
ce qui nous intéresse ici c'est que la parole se tient. Les mots
se donnent, c'est cela promettre. Or on ne peut pas promettre, donner
les mots, tenir parole, si les choses sur lesquelles on parle n'existent
pas encore. La parole ne peut pas être son propre objet.
C'est évidemment le cas avec des enfants qui ne sont pas encore
nés. Ici il ne s'agit pas seulement de choses, mais bien de gens,
d'êtres humains. La promesse porte sur la vie d'autres humains,
et si ceux- là ne sont pas là pour dire leurs mots, ce sont
les phénomènes de hantise qui commencent, ainsi que les
manifestations de possession.
Léa est possédé par Hanan, parce que Hanan est tenu
par la parole de son propre père, et que le père de Léa,
Sender, a tout oublié. La parole tenue engage au-delà des
locuteurs, leurs descendants, qu'ils le veuillent ou non. Il faudra un
exorcisme pour rompre le pacte entre les parents et libérer Léa
de Hanan.
La promesse risque toujours de ne pas être tenue, et même
si l'on n'en veut rien savoir, les choses ont été dites
un jour. Le don d'une parole est une promesse qui ne dit pas son nom.
La promesse est un bon modèle pour penser le statut de cette parole
si singulière dans la cure.
Dans la psychanalyse, le problème c'est de savoir ce que l'on garde
et ce que l'on donne de par son écoute. Le don d'une écoute
ne se vend pas. L'écoute se transmet et la psychanalyse est aux
prise avec la mythe et la poésie. Ce n'est pas une science, même
si elle a une dimension objective.
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