TROIS PLUS UN

HENRION Jean-Louis


C'est devenu un lieu commun et on s'y réfère comme à une évidence ; il y a déclin de l'imago paternelle et l'invention de la psychanalyse en serait une des conséquences.
Le terme d'imago nous renvoie à l'imaginaire comme il en irait d'un prisme qui aurait permis à Freud de "voir" le complexe d'Œdipe se réfracter dans le drame de Sophocle, comme dans le schéma optique de Lacan.
Pour dire qu'inévitablement ce montage ne pouvait que, tôt ou tard, se donner à voir pour peu que la position de l'œil se déplace du point où l'image s'expose au regard.
Et l'on sait que Lacan s'attela à cette tâche : soit dégager le complexe d'Œdipe de sa gangue imaginaire et procéder ainsi à une fonctionnalisation du père, ce qu'on appelle la "fonction paternelle".
Promotion du symbolique sur l'imaginaire, mais tout porte à croire qu'Alètheia ne se laisse dévoiler qu'au seul prix de disparaître dans ce dévoilement !
Le passage du psychanalysant au psychanalyste, Lacan le posait en une équation que la passe était supposée éclairer, voire résoudre. La proposition sur l'analyste de l'École établit, comme l'a montré Jean-Claude Milner, " que l'École est le corrélat institutionnel du mathème et [que la] […] fonction majeure [de celui-ci] consiste à assurer une transmission intégrale " en tant que le mathème " se conforme au paradigme mathématique " lui-même représentant le " paradigme de la transmissibilité intégrale " .(1)
Les événements nous ont montré que le mathème a connu " son propre achèvement " que " la référence mathématique se trouve désormais absorbée par la théorie du nœud borroméen " .(2)
En ce sens l'échec de la passe est impliqué par l'échec du mathème. C'est ce dont Lacan prend acte lorsqu'il déclare, en janvier 1978, que la passe est un échec.
Il faut donc " que chaque psychanalyste réinvente, d'après ce qu'il a réussi à retirer du fait d'avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer " .(3)
La passe est un échec parce que la psychanalyse est intransmissible : la psychanalyse n'est pas une science.
" La psychanalyse n'est pas une science. Elle n'a pas son statut de science, elle ne peut que l'attendre, l'espérer. C'est un délire -un délire dont on attend qu'il porte une science. On peut attendre longtemps ! "
" C'est un délire scientifique, mais ça ne veut pas dire que jamais la pratique analytique portera une science. " (4)
Et si la psychanalyse n'est pas une science, elle ne saurait se transmettre selon les modalités de transmission de la science ; c'est en ce sens que la psychanalyse est intransmissible. La transmission de la science (moderne) ne requiert absolument pas des maîtres mais, comme l'a noté Milner, des professeurs alors que le dispositif antique, lié à l'épistèmè, requiert des maîtres.
Le mathème s'articulait " à une doctrine du maître comme pure détermination positionnelle "(5) et, de fait, le psychanalyste a quelque chose à voir avec la position du maître. Je ne dis pas que l'analyste est un maître au sens antique de ce terme (même si certains tentent de l'incarner), mais que sa position implique de déchiffrer en quoi il a à voir avec le maître.
Le maître est celui qui dispense " par sa Parole […] et sa Présence[…] le plus-de-savoir "(6) , pour reprendre les propos de Milner. Ce plus-de-savoir, la sagesse, dont le maître est le support suscite une forme d'amour, nous disait Milner.

Ne retrouve-t-on pas là ce que Érik Porge a appelé " la fusion entre Nom-du-Père et sujet supposé savoir "(7) ?

Lacan en mettant à l'horizon de tout psychanalyste cette figure de Freud en place de sujet supposé savoir (soit le retour à Freud), ne faisait que dire que la psychanalyse ne se transmet que par un transfert de travail. Transmission qui implique précisément que l'inessentiel du sujet supposé savoir se découvre comme manque dans l'Autre, trou du symbolique.

Le 13 janvier 1975, Lacan caractérisait la position de Freud à son égard à travers une spécificité du nœud borroméen à quatre puisque c'est le quatrième qui noue borroméennement les trois autres (R.S.I.) simplement posés l'un sur l'autre.
Dans cette mise en scène - à laquelle je renvoie le lecteur (8)-, Lacan est celui qui glisse sous les pieds de Freud cette peau de banane qu'est le nouage borroméen de R.S.I. Freud en aurait produit l'invention du nouage borroméen à quatre, réalisé par l'intermédiaire d'un quatrième rond qui correspondrait à ce que Freud nomme la réalité psychique.
De sorte que, le 11 février 1975, Lacan peut dire :
" […] dans Freud, il y a élision de ma réduction à l'Imaginaire, au Symbolique et au Réel comme noués tous les trois, et […] Freud instaure avec son Nom-du-Père identique à la réalité psychique […] le lien du Symbolique, de l'Imaginaire et du Réel. " (9)
On pourrait lire ce passage sous l'angle du retour à Freud et dire que c'est parce qu'il y a ratage dans le nouage à trois chez Freud, qu'un retour à Freud, aura été possible. Lacan par ce terme d'élision pointe, non seulement un manque dans Freud, mais, comme l'a dit Allouch, un manque de Freud. Ainsi, le retour à Freud, " s'avère pour finir un retour à ce qui manque à Freud : il manque à Freud le manque de la version du père " .(10
Le manque du manque de la version du père peut se lire comme l'un-en?plus, celui de la version freudienne du père de la horde primitive et de l'identification primordiale qu'elle emporte, laquelle prépare l'Œdipe.
C'est par la fonction supplémentaire de cette quatrième consistance, le Nom-du-Père identique à la réalité psychique qui n'est autre que le complexe d'Œdipe, que Freud noue le réel, le symbolique et l'imaginaire.
Et ce n'est que le 9 décembre 1975 que Lacan pourra se résoudre à faire le constat qu'il n'y a " aucune réduction radicale du quatrième terme ", pour la bonne et simple raison que " Freud, on ne sait pas par quelle voie, a pu énoncer qu'il [y] a Urverdrängung, un refoulement qui n'est jamais annulé " . (11)
Dont acte de son retour effectif à Freud, encore faut-il préciser que c'est au moment où il se résout qu'il devient effectif. Dont acte que Lacan a réinventé la psychanalyse, qu'il a fait Œuvre, pour reprendre l'expression de Milner.
Ce faisant, si, comme le note Porge, " le complexe d'Œdipe est un Nom-du-Père " alors " il est permis de conclure que le nœud borroméen lui-même constitue pour Lacan un nouveau Nom-du-Père " .(12)
C'est par la fonction supplémentaire de cette quatrième consistance (l'un-en-plus), le Nom-du-Père, que Lacan noue le réel, le symbolique et l'imaginaire.
On ne peut suivre l'hypothèse de Porge - à savoir que la nomination de Lacan séparerait le Nom-du-Père du sujet supposé savoir, alors que celle de Freud poserait une version du père au niveau du trou du symbolique, au niveau du manque dans l'Autre -, ce serait poser, en dépit des affirmations de Lacan, que la psychanalyse est une science et qu'elle est transmissible.
Lacan, par cette figure de Freud en place de sujet supposé savoir, aurait renouvelé, à son insu, quelque chose de la non séparation du Nom?du?Père et du sujet supposé savoir : la nomination fait trou mais ce trou dessine l'un-en-plus, le tore qui noue borroméennement R.S.I.
Alètheia ne se laisse dévoiler qu'au seul prix de disparaître dans ce dévoilement !

 

  1. ) Jean-Claude MILNER. L'Œuvre claire. Paris : Seuil, 1995, p. 127, 124 et 125.
  2. ) Ibid., p. 159 et 161.
  3. ) Jacques LACAN. " Conclusion du Congrès de Paris de juillet 1978 sur "La transmission de la psychanalyse" ". Lettres de l'École Freudienne de Paris, 1978, n° 25, p. 219?220.
  4. ) Jacques LACAN. L'Insu que sait de l'une?bévue s'aile à mourre. inédit, séminaire du 11 janvier 1977 in : Ornicar?, n°14, pp. 4?9, p. 8.
  5. ) Jean?Claude MILNER, op. cit., p. 126.
  6. ) Ibid., p. 124.
  7. ) Érik PORGE. Les Noms du père chez Jacques Lacan. Ramonville Saint?Agne : Erès, 1997, p. 216.
  8. ) Jacques LACAN. R.S.I. (1974-1975). inédit, séminaire du 13 janvier 1975.
  9. ) Ibid., séminaire du 11 février 1975.
  10. ) Jean ALLOUCH. " Les trois petits points du "retour à…" ". - Littoral : La discursivité, n° 9, juin 1983, p. 39?78, p. 76.
  11. ) Jacques LACAN. Le Sinthome. séminaire du 9 décembre 1975 in : Ornicar?, n°6, mars?avril 1976, pp. 12?20, p. 19.
  12. ) Érik PORGE, op. cit., p. 147 et 151.