Brèves remarques sur le Un de l'Unbewusste lacanien

BETOURNE Françoise


La problématique du Un, levée hors du retour à Freud, fait de Lacan un novateur. Cependant l'incertitude, dans laquelle le Un le plonge dès 1953, ne cessera jamais de le tourmenter. Ce Un restera indéterminé encore après qu'il se soit appliqué à interroger non plus un signifiant quelconque mais le signifiant Un, qui embrouille la dialectique entre l'avoir et l'être. Conscient de l'antagonisme ex-sister / être, Lacan affirme l'ex-sistence du Un non seulement sans savoir où il est - sinon partout, donc peut-être nulle part, dans lalangue et dans la pensée - mais en lui récusant l'Être. Il refuse même, à l'encontre de Parménide, d'en faire la supposition. " Y a d'l'Un " mais il n'y a pas de " Il est Un ". Le Un ex-siste à n'être pas. En outre, parangon du mathème, seul le Un s'enseigne. Lacan tient donc absolument à lui donner des assises fiables garantissant à la psychanalyse scientificité et transmissibilité et cherche à formuler ses incidences via le discours analytique qui, pour assurer son universalité, parle sur les registres conjoints mythico-maternel et logico-mathématique.
Dès Le stade du miroir (1936), le Un s'immisce dans la théorie car l'infans doit coller les éléments de son corps morcelé pour se forger Un-corps. Ensuite, constante dans l'œuvre, la question du Un connaît des pics d'élucidation à quatre moments du Séminaire.
o L'identification (1961/62). Le signifiant trouve sa vraie portée en devenant le Un-de-la-pure-différence. Alors le procès identificatoire, entrant dans la constitution du sujet, se cristallise autour une identification fondamentale: l'identification au trait unaire qui embrasse le principe les deux autres identifications freudiennes. Pour Lacan, à l'exclusion du Un mystique, le Un n'est jamais fusionnel. Un de la coupure, étranger à l'Einheit kantienne, il a tout à voir avec l'Einzigkeit. Non-unitif mais distinctif, ce Un s'avère l'autre nom du signifiant. Dans une théorie basée sur le double postulat de la primauté du signifiant - devenu encoche, chiffre, lettre - et de l'inconscient structuré comme un langage (dès 1956), le Un est lié à l'Unbewusste. Bien que se répétant fiévreusement, ce Un reste toujours singulier car il n'est pas de répétition qui ne soit légèrement décalée. Un est Un démasque l'absurde puisque ces deux Uns, bien que chacun Un, sont hétérogènes. La mêmeté de la différence impose au Un de la répétition d'être un Un successeur.
o D'un Autre à l'autre. Lacan approfondit sa théorie de l'Autre et la définition de son objet a en répondant à deux interrogations: le grand Autre est-il Un comme Totalité ? Le petit autre est-il Un comme partie de ce Tout ? Dès 1964, mais surtout en 1968/69 à l'appui de la théorie des ensembles, Lacan essaie d'Autrifier l'Un. En vain ! Cette identification de l'Autre à l'Un est impossible. L'Autre n'est Pas-Un sans quoi il ne serait pas l'Autre et parce qu'il ne fait pas Totalité. Le refoulement originaire a engendré le trésor des signifiants comme un ensemble vide d'Un et aucun Autre de l'Autre ne vient le parachever. Or, qu'il y en ait pas d'autre ne l'assure pas d'être Un puisque l'Autre n'existe pas. Bourré de traits unaires, l'inconscient est certes symbolique, mais le défaut d'Un signifiant lui inflige de garder un bout de Réel. Une trace, en lui, reste barrée. : le mathème du signifiant du manque dans l'Autre révèle que l'inconscient est raturé du Moins-Un. Enfin, l'Autre est vidé de l'objet du et cause du désir qui lui échappe aggravant la béance de son imperfection. Ce dernier, comme partie déflorée d'un Tout écorné par lui, n'est pas d'avantage Un que celui qu'il abîme en s'en détachant. Même idéalisé par la métaphore du nombre d'Or (0,618) l'objet a reste incommensurable.
o Le savoir du psychanalyste / ...Ou pire. La réflexion sur le Un est le thème annoncé des années 1971/72 et insiste à se poursuivre aux deux séminaires suivants. Y a de l'inconscient parce que Y a d'l'Un. Le cogito cartésien étant subverti par la réalité de l'inconscient, il s'agit d'accrocher enfin ce Un fuyant. Mais comment procéder ? C'est à répondre à cette question que Lacan, empêché de le faire en style religieux, puisque son enseignement sur Les noms-du-Père fut interrompu en 63, s'applique dans les années 72 en changeant de registre. Il épingle non pas le Dieu du monothéisme mais le Père de Totem et tabou, qui déteint le pouvoir de la jouissance phallique. Au regard de l'unique fonction phallique, devant quoi les deux sexes se définissent, ce Un-père exceptionnel permet de fonder logiquement deux Uns différents: le Un de l'ex-sistence (l'homme, Tout) et le Un de l'inex-sistence ( femme, Pas-toute). Il unies les sujets sous sa double prestance mythique et logico-mathématique de Nom-du-Père et d'Au-moins-Un en les nommant Un par Un et en leur interdisant d'être comme lui (l'exception fondatrice de la Loi) non soumis à la castration. Il faut se rendre à l'évidence: faire l'Unien est aussi irréalisable pour l'inconscient que pour les amants car s'impose, comme un fait de structure, le problème de la différence qui inscrit le non-rapport tant au registre du signifiant: S1 et S2 ne font pas paire, qu'au plan sexuel: l'homme et une femme ne font pas couple. Ces Uns ne s'additionnent pas. À suivre métaphoriquement Frege, seuls Zéro et Un - soit la juxtaposition absence / présence, ou Moins-Un (manque d'Un donc Un en puissance) et Un (Un engendré qui ex-siste au Zéro) - parviennent à supporter le Deux. La solitude analytique impose d'énoncer une bien étrange égalité: 0 + 1 = 2.
o L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre (1976/77). La recherche du Un trouve son terrain privilégié dans l'amour. Encore faut-il savoir de quel affect il s'agit puisque les efforts d'Éros sont anéantis dans la relation désirante des parlêtres. La psychanalyse ouvre l'erre d'un nouvel amour (Rimbaud), mais le sujet, épris de son inconscient, peut-il retrouver le Un ? Dans sa quête métapsychologique du Un nouveau - encline à la métaphysique par régression symptomatique -, Lacan, tentant de vaincre le silence de l'Autre, s'affronte au vertige de l'insu et du non-dit, relancé par l'insuccès de la trouvaille. Aiguillonné par le manque, ce désir d'Un, d'autant plus indestructible qu'il est insatisfait, se crispe. L'exigence du Un s'avère l'affect analytique même: c'est de l'Autre qu'elle vient et l'hystérique en est la muse et le porte-voix. Fouaillée par une folie-raisonnable, l'hystérique veut l'Au-moins-Un vraiment Un, donc surtout Pas-plus-d'Un car l'Un-en-plus est toujours Un-de-trop qui suffit à déloger la légitimité du Un irremplaçable...
Averti des dangers de l'aspiration nostalgique et obsédante au retour du Un avant le Un, qui s'appelle la jouissance, l'analyste ne doit cependant pas céder sur son désir de s'y colleter. L'éthique du praticien du nombre n'a qu'une visée: à l'appui du transfert, solliciter l'ouverture de l'Unbewusste qui permet le surgissement du Un-du-signifiant nouveau transcendant - au sens mathématique du terme. Si l'analysant équivoque, c'est pour laisser jaillir l'Un-dire-impossible suturant le Un-du-sujet-divisé. Simple oreille musicale, a-pensée-par-l'oreille, l'analyste est supposé savoir déchiffrer l'Une-bévue et pouvoir restituer le Réel dont la science analytique s'élabore: l'Un... conscient.